LES PIGEONS DOMESTIQUES
(en 3partie)
LEUR ORIGINE:
( 1er partie)
Tous ceux qui se sont penchés sur nos pigeons domestiques, non pour
les exploiter, mais pour les interroger sur leur origine et leur histoire, se
sont heurtés au mur d'airain du temps et ont été obligés
sinon d'avouer leur impuissance, du moins de fonder leurs théories sur
des hypothèses sujettes à caution.
Darwin, dont l'autorité fait foi en la matière est obligé
lui-même de convenir que « pour la plupart de nos animaux domptés
déjà depuis de longs siècles, il est impossible de décider
définitivement s'ils descendent d'une ou de plusieurs espèces
sauvages... L'origine de la plupart de nos races domestiques, dit-il, restera
proba-blement jamais douteuse ».
Considérant dans son « Traité sur l'origine des espèces
» (1859) la multiplicitédes caractères et la diversité des aptitudes de nos chiens
domestiques, Darwin pense
« qu'une part des différentes races canines descend de plusieurs
espèces distinctes ».
Par contre, il juge que les pigeons domestiques, dont pourtant les différences
de caractères ne sont pas moins nombreuses et variées, descendent
tous d'un même ancêtre, le Biset de roche (Columba livia). Il fonde
sa conviction sur deux postulats essentiels
I. - L'inexistence, à l'état sauvage, en dehors des Bisets
de roche, de pigeons ayant des moeurs identiques à celles de nos pigeons
domestiques.
Il. - La tendance des pigeons de race pure à revenir à la couleur
bleue et aux autres caractères des Bisets, lors même qu'ils les
ont perdus depuis plusieurs générations.Nous avons la plus grande vénération pour l'illustre naturaliste
anglais; néanmoins,
nous croyons devoir révoquer en doute la valeur de ses assertions
sur l'unité d'origine
de nos pigeons domestiques.
I. - Pourquoi, en effet, reconnaître la pluralité d'origine
aux chiens domestiques dont aucun ancêtre sauvage n'a survécu jusqu'à
nous et la dénier aux pigeons domes-tiques, sous prétexte qu'il
est encore sous la voûte céleste une espèce de pigeons sauvages
dont les moeurs sont identiques aux leurs ? N'est-ce pas inconséquence
flagrante ?
Admettre qu'en dehors des Bisets de roche, ont existé d'autres
espèces originelles de pigeons qui ont été supplantées
par d'autres mieux organisées ou mieux placées, n'est pas plus
étrange que de croire à l'existence de plusieurs races originelles
de chiens ou à plusieurs races originelles de boeufs, comme il le suppose
aussi.
Qu'on prospecte la nature autour de soi, qu'on y fasse le recensement des
espèces zoologiques et l'on sera surpris des vides qu'elles comportent.
Le déboisement, la chasse, le piégeage, les prédateurs,
la disette, les épizooties, l'augmentation de la densité des populations
tendent à raréfier les espèces animales, à les détruire.Les aurochs qui hantaient les rêves de notre enfance sont disparus
à tout jamais; les sangliers et les loups qui parcouraient autrefois
les campagnes et y semaient la terreur ne sortent plus de leurs repaires que
chassés par la faim et sont en voie d'extinction; le cerf et le chevreuil
n'existeraient plus depuis longtemps si les socié-tés de chasse
à courre ne prenaient des mesures conservatoires; les musaraignes et
les lérots ne figurent plus que sur les tables zoologiques; les lièvres
et les lapins auraient été décimés par la myxomatose
si l'homme n'était intervenu.Combien subsistent encore parmi les 360 espèces d'oiseaux de notre
pays ? Combien de passereaux ne s'inscrivent plus à l'inventaire de la
faune avicole ! On chercherait en vain, dans nos régions le troglodyte,
le merle bleu, l'engoulevent dont nous n'avons jamais vu qu'un couple étant
enfant. Les mésanges, les fauvettes, les rouge-queue, les loriots, les
huppes, les chouettes sont toujours plus rares. Que sont devenus les gros corbeaux
gris si communs sur les bords de la Vilaine, à la fin du siècle
dernier ? A la cadence actuelle des destructions, on peut entrevoir, si l'on
n'y met un frein, la disparition, à brève échéance,
de la plupart des animaux sauva-ges, à la surface du globe.
Qu'on ne s'étonne donc point que se soient éteintes, à
l'état sauvage, des races de pigeons qui, si elles existent à
l'état domestique le doivent à la vigilance ou à la convoitise
des hommes ! « Ils n'auraient pu les atteindre, dit Darwin, parce que
les types originels sont des pigeons du sol nichant au-dessus des précipices
».
Hé ! le problème s'était bien posé pour le Biset
de roche, et Ils l'avaient bien résolu. Croit-on qu'un Tambour de Boukharie
hirsute, un Capucin et un Barbe àla vue courte, un Paon mal équilibré,
un Bagadais au vol lourd et maladroit - en admettant qu'ils aient vécu
à l'état sauvage - pouvaient s'élever plus haut que le
Biset et habiter des lieux moins accessibles encore ? Que ces races de pigeons,
mal armées pour le « struggle for life », se soient éteintes
à l'état sauvage, que d'autres, dont nous ne pouvons imaginer
les caractères pittoresques ou monstrueux qu'en nous reportant aux époques
primitives, aient été victimes des injures du temps, on n'en pourrait
douter. Même sous la tutelle des hommes, combien de races domes-tiques
sont déjà disparues ! Si l'on considère que les premiers
individus, les premiers pigeons entre autres, n'étaient que des ébauches
primitives et grossières qui se sont dégauchies et modelées
en se débarrassant des superfétations abruptes pour s'adapter
à des conditions de vie toujours changeantes, on comprendra que les Bisets
soient les seuls survivants d'une formidable sélection opérée
par le jeu de la vie et des cir-constances.
« Si plusieurs races avaient existé, l'anomalie
de structure de certaines d'entre elles aurait exigé, selon Darwin, de
la part d'individus à demi-civilisés, l'intentionarrêtée d'apprivoiser plusieurs races de pigeons choisies parmi
les plus anormales ».
Cette anomalie de structure dont l'authenticité est reconnue par les
naturalistes modernes, incite à penser qu'il n'y a peut-être pas
eu filiation directe, mais passage, par des stades intermédiaires, non
du Biset à ces races, mais de ces races au Biset, de sorte que l'arbre
généalogique des pigeons serait à réviser, ainsi
que nous le pensons.
Que des individus à demi-civilisés aient pu s'intéresser
à la domestication de races de pigeons anormales, la chose semble, en
effet, assez invraisemblable, encore que des sauvages aient bien dompté
le chien en vue de son utilisation. Mais, pourquoi cette domestication aurait-elle
été nécessairement réalisée par des sauvages
ou des demi-sauvages ? Si l'on trouve au fronton de certains monuments égyptiens
datant de 30 siècles avant notre ère, des bas-reliefs représentant
des pigeons s'apparentant avec quelques-unes de nos races domestiques, ce ne
peut être qu'en témoignage des services que rendaient ces oiseaux.
Dira-t-on que des peuples qui édifièrent et déco-rèrent
des monuments défiant les millénaires, qui témoignèrent
ostensiblement de sentiments, nobles et délicats étaient des peuples
à demi-civilisés ? Cet hommage suppose, au contraire, une civilisation
déjà raffinée qui plongeait ses racines dans des temps
beaucoup plus reculés, bien qu'une croyance courante la fasse débuter
à cette époque.
Nous avons trop tendance à sous-estimer et à traiter par le
dédain des civili-sations que nous classons péjorativement primitives,
parce que nous les croyons à l'aurore de l'humanité ou qu'elles
ne sont pas conformes aux nôtres. Encore un sophisme à réviser,
maintenant que Cabrerets, Lascaux, la fresque du Dr Henri Martin, du Musée
de l'Homme, etc., en nous révélant une part de leurs secrets,
nous ont ouvert le champ à toutes les hypothèses possibles, nous
ont laissé entrevoir des civilisations merveilleuses dont nous ne saurions
fixer l'origine, mais qui remontent vraisemblablement à des myriades
d'années. Sans doute, ne connaissaient-elles pas l'automobile, l'avion,
la bombe atomique; mais elles connaissaient un bien autrement précieux
que nous, peuples dits civilisés, ignorerons peut-être toujours
: « l'art de témoigner, à travers les millénaires,
par des oeuvres empreintes de noblesse et de grandeur, leur passage ici-bas
».
En se référant à l'instabilité de toutes choses
du fait des hommes et du temps, on peut se demander si ces Bisets auxquels Darwin
accorde tant de foi créatrice, si ces Bisets, pourtant fortement organisés
pour la vie, ne. sont pas eux-mêmes qu'une étape sur la route mouvante
du destin. N'ont-ils pas déjà perçu le glas de la défaite
et de la mort ? Naguère encore présents dans la vallée
du Rhône et sur les falaises de Normandie, n'ont-ils pas déserté
ces lieux devant la poussée des hommes et leur violence? Et ne peut-on
entrevoir le jour où, comme leurs congénères moins bien
armés dans la lutte pour la vie, ils passeront dans les limbes de l'histoire
de la nature ? Alors, privés probablement d'archives, les naturalistes
futurs, considérant la diversité des caractères de nos
pigeons domestiques, reprendront les paroles de Darwin à l'égard
des chiens : « Nous croyons pouvoir affirmer que nos pigeons domestiques
ont dû avoir~ plusieurs ancêtres différents ».
Extrait du livre : *Le pigeon cet inconnu*"Louis Mannant"